mercredi 15 juin 2011

Les mécanismes du récit (1) : de la nécessité absolue des conflits

Comme annoncé dans mon message précédent, je débute ici une série de billets sur les enseignements et réflexions que je retire de ma lecture de La Dramaturgie : les mécanismes du récit, d'Yves Lavandier.

Je m'en viens donc vous parler d'un aspect essentiel des mécanismes qui régissent un récit : les conflits.
Je connaissais vaguement la théorie qui disait qu'il n'y avait pas d'histoire intéressante sans conflits, et le contre-argument récurrent qui apparaissait toujours "Mais pourquoi ne peut-on pas écrire une histoire qui parlerait de gens heureux ?". Eh bien, la réponse c'est qu'on peut tout à fait écrire une histoire intéressante qui parle de gens heureux, et pourtant elle contiendra toujours des conflits (si vous voulez qu'elle soit intéressante). Toute la nuance est dans la définition qu'on donne à "conflit". Il ne s'agit pas ici de la définition du langage courant qui s'apparente à "guerre, opposition, désaccord". La définition du conflit dans le cadre des mécanismes du récit englobe celle courante, mais elle est beaucoup plus large. Je la rapprocherais plutôt de "difficulté", bien que ça soit encore trop restrictif.

Un conflit, dans un récit, peut-être le fait de devoir sauver sa vie, de devoir faire le premier pas vers quelqu'un ou simplement d'avoir faim et de devoir prendre la peine d'aller jusqu'à la boulangerie pour s'acheter un croissant. Le conflit est tout simplement le fait de se retrouver dans une situation qui est inconfortable, que ça soit d'un point de vue physique, psychologique ou émotionnel. Avoir faim est un conflit mineur, tant qu'on a les moyens d'y remédier rapidement. Mais si sur la route jusqu'à la boulangerie, de nombreux obstacles se dressent (la voisine qui sonne au moment où le personnage va sortir pour lui demander quelque chose, le facteur qui le retient en bas de l'immeuble pour échanger les dernières nouvelles, une roue du vélo crevée à changer, un brusque orage sur le chemin,...), alors le conflit bénin d'avoir faim et de souhaiter un croissant se transforme en véritable frustration. Et l'histoire d'un gars heureux, qui peut très bien le rester d'ailleurs puisqu'un simple croissant ne remet pas en cause tout un bonheur, devient intéressante à raconter.

Mais pourquoi le lecteur va-t-il s'intéresser à une telle histoire, aussi banale ? Tout est dans le conflit, et dans l'identification qui se produit à travers lui. Au fur et à mesure que les obstacles vont se dresser devant notre personnage affamé, le lecteur va adhérer à sa frustration. Et alors que celle-ci grandira, le lecteur aura de plus en plus envie que notre personnage parvienne enfin jusqu'à la boulangerie, pour y assouvir sa faim. Le conflit est ce qui rend inconsciemment l'histoire intéressante, car on veut savoir comment il va être résolu. C'est aussi ce qui rend l'histoire "universelle", quel que soit l'enrobage qu'il y a autour, car il fait appel à des sentiments négatifs que tout le monde connait. La peur, la frustration, le malaise, etc. sont appréhendables par le lecteur même s'il n'a jamais vécu une situation identique à celle du personnage. Et l'instinct général est de vouloir échapper à ces émotions, donc le lecteur développe une empathie avec le personnage.

Cela m'amène au point le plus important à mes yeux concernant les conflits (car il s'agit du point sur lequel mes textes avaient une grosse faiblesse). C'est parce qu'un personnage rencontre des conflits que le lecteur va le trouver "vivant" et va s'attacher à lui. Si tout est trop simple pour le personnage, même face à une situation catastrophique, alors le lecteur n'adhère pas. Un guerrier fabuleux qui va risquer sa vie au coeur d'innombrables batailles, qui remporte de nombreuses victoires mais qui se fait blesser, ne déclenchera aucune sympathie ou même admiration de la part du lecteur si tout cela ne provoque en lui aucun sentiment négatif sus-cité. A l'inverse, si un méchant rencontre des difficultés à mettre ses plans en action, et que le lecteur constate la frustration que cela engendre chez lui, alors même s'il n'adhère pas aux principes/motivations du méchant, il ne pourra s'empêcher de désirer inconsciemment qu'il échappe à cette frustration, donc qu'il arrive à réaliser ses plans. Cependant, le conflit n'a pas forcément besoin d'être en lien direct avec l'action principale du récit. Si le but est simplement de créer une empathie entre le lecteur et le personnage, il suffit que le lecteur se rende compte que le personnage fait face à des conflits, peu importe lesquels.

En conclusion, un décor, une action, des personnages au caractère élaboré ne suffisent pas à faire un bon texte. Il faut emmener vos lecteurs émotionnellement dans l'histoire, ce qui se fait à travers les personnages. Et pour qu'il ait l'impression que vos personnages ont "de la profondeur", il faut tout simplement qu'ils se retrouvent face à des conflits. Peu importe qu'ils soient caricaturaux par ailleurs, si les conflits auxquels ils font face sont plausibles, ainsi que leurs réactions, alors ça marchera.
Et si on vous fait remarquer un jour que vos personnages secondaires font office de simples figurants et que vous avez envie de répondre "mais ils sont secondaires, je ne peux pas les détailler autant que les principaux", alors rappelez-vous qu'il suffira que vous confrontiez ces personnages à de petits conflits pour que l'impression d'avoir à faire à des figurants disparaisse. ;)

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